
De l’École à la Liberté : le combat féministe au XIXᵉ Siècle.
Le féminisme au XIXᵉ siècle a joué un rôle majeur dans l’histoire de l’émancipation féminine en France et en Occident.
1. Qu’est-ce que le féminisme ?
Qu’est-ce que le féminisme et comment le déterminer ? Cette question peut sembler secondaire, voire saugrenue… Tout le monde sait qu’il s’agit de défendre la cause des femmes et de mettre en oeuvre des mesures destinées à aligner ses droits sur ceux des hommes.
Apporter une définition universelle du féminisme paraîtrait néanmoins illusoire, à la lumière des différentes formes de revendication exprimées à travers les siècles, jusqu’à ce jour. De même, désigner une date ou une période spécifique n’apporterait pas plus de sens à la compréhension du courant actuel.
Comme le dit Anne-Marie Käppeli : Les visages du féminisme sont multiples et il serait vain de chercher un moment fondateur1. Concernant la signification du terme, il serait présomptueux d’en formuler une exclusivement pour le XIXᵉ siècle, étant donné que les approches se distinguent par différentes conceptions du rôle des femmes en société, et la manière dont celui-ci est revendiqué. Est-ce que la lutte en faveur des conditions de travail touchant spécifiquement les femmes, valide une démarche féministe ? Doit-on voir la première femme française diplômée en médecine, comme une féministe ? Ces questions peuvent légitimement se poser.
Pour y répondre, je reprends la proposition de départ d’Anne Käpppeli et la complète avec son observation, lorsqu’elle ajoute que le féminisme s’articule soit au niveau des idées et du discours, soit à travers la pratique sociale (ibid.). Si toutefois cette caractérisation ne définit pas formellement le féminisme, elle en délimite les contours et permet en somme de généraliser l’ensemble des positionnements.
Mais pour éviter un sentiment d’amertume, nous pouvons raisonnablement paraphraser Michelle Perrot, en indiquant que le féminisme est une action, une pensée, une lutte pour acquérir les droits, autrement dit, le féminisme est un aspect beaucoup plus vaste de l’histoire des femmes2.
Pour autant, le féminisme nous amènera à identifier trois courants, déterminant chacun des finalités opposées.
1 Anne-Marie Käppeli, « Scènes féministes », in Duby Georges, Perrot Michelle et al. Perrot Michelle & Fraisse Geneviève (dir.), “Histoire des femmes en Occident IV – Le XIXe siècle”, France, Plon, 2002, p. 575.↑
2 LCP – Assemblée nationale, Michelle Perrot, historienne | Les grands entretiens, “Paroles de femmes” de Laure Adler [Video YouTube]. Octobre 2024.↑
© georgesand.be
1.1 Pourquoi le XIXᵉ siècle ?
Pour saisir le sujet, il convient de distinguer les mécanismes fondateurs ayant permis aux femmes de s’émanciper en totalité, depuis le lendemain de la seconde guerre mondiale, soit au cours de la 2de moitié du XXᵉ siècle. Le droit de vote, étape fondamentale couronnant une normalisation de ses rapports à l’autre sexe.
Le XIXᵉ marque une période durant laquelle le féminisme connut un sursaut sans précédent. Une des causes fondamentales de son développement, réside dans les changements profonds ayant eu cours tout au long du siècle, dans un grand nombre de domaine. Sans être exhaustif, citons la presse et l’imprimerie (diffusion de connaissances),
la médecine (introduction de l’anesthésie), les sciences humaines, l’industrie (révolution industrielle), le commerce… Le siècle de Victor Hugo évolue et connaît ainsi des progrès considérables, notamment dans les secteurs liés à la santé. La perception du temps et des origines change, avec toutes les avancées techniques (le train) et les réflexions qui les accompagnent (Saint-simonisme).
Toutes les voies convergent pour que la femme du XIXᵉ siècle s’engage naturellement vers des revendications de nature militante (politique) et sociale (grèves) : augmentation significative de l’instruction avec son apogée en 1882 (loi Ferry), industrialisation associée au redoublement important des secteurs tertiaire et secondaire, Parallèlement, les toutes premières femmes accéderont aux études supérieures et aux métiers traditionnellement réservés aux hommes.
Même si ces femmes aspiraient à des carrières dans des domaines comme la médecine, le droit ou l’enseignement supérieur, celles-ci ne s’inscrivaient pas nécessairement dans une démarche féministe au sens militant du terme. Elles devront néanmoins apporter une détermination et une persévérance sans failles, en raison des obstacles idéologiques les contraignant à redoubler d’effort, par rapport à leur homologue masculin.
À l’image des nombreuses prétendantes à la Faculté de médecine de Paris, qui comme Blanche Edwards-Pillier rencontrèrent de multiples obstacles sur leur parcours. Cette dernière justement, se heurtera maintes fois contre le corps médical lorsqu’elle entamera les démarches pour concourir à l’internat, malgré un premier arrêté de la Prefecture délivrant l’autorisation de concourir à l’externat. Il aura fallu l’intervention du ministre de l’Instruction Publique auprès de celle-ci afin de produire un nouvel arrêté.
Décision d’ailleurs précédée d’une missive de l’intéressée, envoyée à la revue La Semaine médicale – hebdomadaire spécialisée de l’époque – et qui en publia le contenu. En lisant cette lettre, on comprend mieux dans quelle mesure la rétention de documents administratifs pouvait avoir lieu assortie d’une fourberie, puisqu’ils avaient menti volontairement sur les engagements.
@Bibliothèque interuniversitaire de santé, Paris.
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Cet épisode parmi tant d’autres, démontre qu’en dépit de mesures légales prises par l’Etat, on assiste à une résistance de la part des corps de métier masculin, mais également des premiers niveaux de hiérarchie. La préfecture et le secteur médical l’incarneront ici avec une vivacité remarquable.
1.2 Un féminisme à géométrie variable
Ainsi, les uns et les autres discutent de la position de la femme. Elle devient un objet de débat et finalement un enjeu de société, au fur et à mesure que le siècle avance : tantôt valorisée, tantôt déconsidérée ou simplement méprisée.
Méfiance : là où on pourra parfois déceler de la bienveillance à son endroit, il s’agira en réalité non d’un soucis légitime d’égalité, mais d’une préoccupation orientée sur l’homme. La femme représentant en fin de compte le moyen idéal de lui alléguer sa part morale dans le cadre d’un rééquilibrage des sexes. En précisant d’ailleurs les limites intransigeantes qu’elle ne devrait jamais pouvoir dépasser : celle du champ politique.
Cette tendance à valoriser le sexe féminin – voire la flatter pour des raisons esthétiques, en lui attribuant des qualités que notre imaginaire définit d’emblématique (délicate, psychologue, attentionnée) – témoigne précisément que l’on assiste à un féminisme à deux vitesses. Subtilité essentielle à identifier, si l’on veut démêler le fil de complexité qu’il représente.
Considérer les causes de l’émancipation féminine et de son évolution, implique une lucidité
– concernant les mouvements destinés à militer pour le droit des femmes et leur diversité
– à propos du recul du droit des femmes au début du XIXᵉ siècle (Code civil Napoléon)
– sur le rôle positif que cercles catholiques et protestants ont pu jouer (oui oui..)
– quant à l’apport du socialisme et de l’introduction du féminisme en tant que thème politique majeur
– vis-à-vis des contradictions de lutte entre classe bourgeoise et classe ouvrière
1.3 Genre et classe

Même au XIXᵉ siècle : une domestique au service d’une famille aisée parisienne n’a pas spécialement conscience des ambitions que les femmes issues de la bourgeoisie portent, lorsqu’elles souhaitent suivre des études supérieures, accéder à des fonctions de cadre à l’égal de l’homme et bousculer ainsi les normes en vigueur.
Concédons cependant que les classes inférieures et moyennes ont participé à des mouvements de réflexion et de manifestation, mettant en lumière les difficultés quotidiennes des ouvriers. Ce qui alimenta dans une certaine mesure la voix du féminisme, au-delà des revendications de classe. Il s’agira alors d’approfondir notre réflexion sur les différentes origines sociales, en soulignant que la bourgeoisie constituait naturellement le terreau intellectuel principal de la pensée.
Ces éléments nous amèneront à comprendre pourquoi, malgré des environnements de plus en plus favorables à l’égalité des sexes, l’émancipation féminine fut lente et difficile.
2. L’école : outil idéologique ou bien moyen d’émancipation ?
Éclairer le féminisme du XIXᵉ siècle nécessite un examen
– des mesures d’instruction d’une part, dès lors que celles-ci constituent régulièrement un point sensible des revendications. On se rappellera ainsi de l’opinion de George Sand à ce sujet1.
– De l’école laïque et obligatoire d’autre part, issue de la politique de Jules Ferry étant donné son dévouement à la cause, notamment au bénéfice des femmes.
1 George Sand estimait que le droit de vote ou celui de candidate accordé aux femmes, représentait une tentative vaine. Car pour que la condition des femmes soit ainsi transformée, il faut que la société soit transformée radicalement (Souvenirs Et Idées/1848/2 – Wikisource, 1904). On peut passablement supposer, qu’elle sous-entendait dans son discours la nécessité de l’instruction, de même qu’elle a soulevé à de maintes reprises cette question, qu’elle juge inséparable de celle d’une émancipation véritablement efficace.↑
2.1 L’éducation des filles au XIXᵉ siècle
L’éducation des filles au XIXᵉ siècle recouvre un vaste champ d’investigation, celui-ci correspondant à une période de changements sociaux, politiques et économiques majeurs. Il serait par ailleurs difficile de décrire fidèlement une situation générale, dans la mesure où les moyens pédagogiques connaissaient des disparités importantes d’une région à l’autre, notamment entre zone urbaine et zone rurale.
Nous pourrions nous contenter d’exprimer des faits que le roman national nous invite à cultiver depuis plus d’un siècle. Certainement pour faciliter notre compréhension du passé afin de mieux accepter le présent… À savoir que la scolarité des filles se développa à partir du XIXᵉ siècle et connut une lente évolution vers son apogée (Loi Ferry). C’est en partie vrai, mais il faut se garder d’avancer des idées érigées en certitude.
François Mayeur se montre également prudente : « la tentation est donc grande de présenter l’éducation des filles au XIXᵉ siècle sous les apparences d’un commencement presque absolu. Ce serait probablement une erreur (…) l’enseignement des filles est redevable en partie à des modèles antérieurs »1.
C’est établi que l’idée selon laquelle les filles n’auraient rien connu d’autre que le couvent ou la réclusion dans la maison familiale, pendant que l’on enseignait aux garçons est tenace. Et on ne parle là que des élites ! On n’hésite d’ailleurs pas à préserver plus ou moins cette croyance. Disons qu’on reste assez flou… La toile faisant souvent référence à 1850, année avant laquelle les filles n’auraient reçu aucune instruction !
Cette image d’Épinal réduit et simplifie la réalité. Il s’agit d’un sujet de recherche qui vient à peine d’être étudié et sur lequel Aurélie Perret à mené en partie ses travaux. D’abord sur l’instruction donnée aux filles pauvres. Puis elle prolongea ses investigations avec une thèse de doctorat sur les enfants défavorisés2.
Certes, la scolarisation relevait essentiellement des parents et des institutions existantes. Elle était cependant réglementée au gré des décisions des autorités en vigueur selon certaines périodes. D’une façon générale, l’école était souvent moins accessible pour une fille. Et l’élite bourgeoise détenait au XIXᵉ davantage de moyens pour faire appel à un précepteur, ou payer les frais d’un pensionnat. George Sand dont le père était issue d’une famille noble, en bénéficia avec les Ursulines.
Les changements de paradigmes ayant eu cours au XIXᵉ siècle ont certainement favorisé une prise de conscience croissante sur la nécessité d’instruire les filles, au-delà de celle des garçons. Si l’instruction des filles a constitué un point de débat capital pour l’emancipation des femmes, elle a également été un sujet de débat intellectuel et politique. C’est là qu’on découvre que l’idée de rendre l’école universelle – à défaut d’être obligatoire – n’est pas spécialement née avec Jules Ferry.
Dès 1833, Guizot alors ministre de l’instruction souhaite la rendre accessible sur un plan égalitaire3, en prenant acte du rapport Renouard. Suite à un débat parlementaire, il ne parvint qu’à rendre plus disponible l’institution pour les garçons. Il faudra attendre 20 ans avant que la loi Falloux ne donne l’obligation aux communes de plus de 800 habitants, d’ouvrir une école primaire pour filles.
1 Françoise Mayeur, in “L’éducation des filles en France au XIXᵉ siècle”, France, Perrin, 2008, p. 37.↑
2 Moreau, F. C. (7 Février 2022). Épisode 13 – Aurélie et l’éducation des enfants pauvres, Passion Modernistes.↑
3 Audéoud, C. (6 avril 2023). L’école primaire entre l’Église et l’État : le compromis de la loi Guizot (28 juin 1833). Droit Et Cultures, 83, § 17.↑
Scolarité féminine XIXᵉ siècle
Année | Événement | Impact sur la scolarisation des filles |
---|---|---|
1802 | Création des lycées pour garçons par Napoléon, mais pas d’équivalent pour les filles. | Aucune mesure spécifique pour l’éducation des filles, qui restent majoritairement instruites dans des écoles religieuses. |
1833 | Loi Guizot : Obligation pour chaque commune d’ouvrir une école primaire pour garçons, mais aucune obligation pour les filles. | Premières écoles primaires pour filles dans certaines communes, mais accès encore limité. |
1850 | Loi Falloux : Obligation pour les communes de plus de 800 habitants d’ouvrir une école primaire pour filles. | Développement des écoles primaires pour filles, mais enseignement limité à des matières considérées comme adaptées aux femmes (économie domestique, morale). |
1867 | Loi Duruy : Autorise l’ouverture d’écoles primaires pour filles dans toutes les communes et encourage l'enseignement secondaire féminin. | Développement de l’instruction des filles et encouragement du secondaire, mais toujours inférieur à celui des garçons. |
1880 | Loi Camille Sée : Création des lycées et collèges publics pour jeunes filles. | Accès au secondaire pour les filles, mais programmes distincts de ceux des garçons (pas de latin, peu de sciences). |
1881-1882 | Lois Ferry : Instruction obligatoire et gratuite pour tous les enfants, y compris les filles, de 6 à 13 ans. | Égalité théorique dans l'accès à l’instruction primaire, mais disparités encore présentes dans la formation. |
1892 | Loi sur le travail des femmes et des enfants : Interdiction du travail de nuit pour les filles de moins de 21 ans, renforçant l’importance de l’éducation. | Encouragement de l’éducation des filles en limitant leur exploitation dans le travail industriel. |
1893 | Loi sur l'hygiène scolaire : amélioration des conditions sanitaires dans les écoles, bénéfique aux filles comme aux garçons. | Meilleures conditions d’apprentissage, surtout pour les filles, souvent reléguées dans des établissements peu équipés. |
Ainsi, bien que l’on soit d’accord pour dire que l’école de Jules Ferry soit la toute première institution éducative, destinée à être universelle et obligatoire, il est intellectuellement saint de savoir que des précédentes tentatives avaient eu lieu lors de la Restauration et du Premier Empire. Ajoutons les initiatives portées par l’Ancien Régime, soit avant la Révolution de 1789. Cela concernait également les filles…
@Gallica.
2.2 L’école en tant qu’outil idéologique
Il s’agit de l’ordonnance de Louis XIV datée du 13 décembre 1688, obligeant les enfants âgés de 14 ans au plus, à se rendre à l’école pour y recevoir toute l’instruction suivant l’enseignement catholique en vigueur.
Précisons d’emblée que cette ordonnance faisait suite à la révocation de l’Edit de Nantes et qu’en obligeant légalement les parents – catholiques compris – à scolariser leurs enfants, cela dissimulait en réalité une volonté de cibler en particulier la population protestante. Cette dernière se voyant ainsi contrainte par la loi à renier sa foi. Le soucis fondamental du pouvoir royal résidait in fine dans la tenue des bonnes mœurs religieuses, sous couvert de sollicitude politique.
Cette ordonnance fut ensuite appliquée avec plus ou moins d’exactitude, selon les contrées, les moyens humains ou financiers dont disposaient les autorités locales.
Si on reproche aux instances de l’Ancien Régime de n’avoir voulu instruire les enfants – et les filles – seulement selon des raisons purement idéologiques, il est fort légitime de porter les mêmes griefs auprès de celles qui ont été mises à la tête de l’Etat, après la chute de Louis-Napoléon Bonaparte.
Jules Ferry alors ministre de l’instruction légifère. La loi du 28 mars 1882 (dite « Loi Jules Ferry ») institue « l’instruction laïque gratuite et obligatoire » qui soit dit en passant ne doit pas être confondue avec l’école obligatoire. Le but de l’école consiste à consolider la République en inculquant des valeurs d’unité nationale et de fidélité au nouveau régime. Réflexion faîte, deux remarques pourront être exprimées à ce sujet :
– Derrière l’instauration de l’instruction obligatoire pour filles et garçons, se dissimule l’idée de vouloir imprégner dès le plus jeune âge l’idéal républicain et d’uniformiser ainsi la pensée.
Générations de la première heure de l’école publique laïque, d’enfants élevés en bons petits soldats1, sacrifiés 30 ans plus tard sur l’autel de la Grande Guerre, faut-il le rappeler…
Bataillon scolaire
1 Avec l’instauration de l’école gratuite, laïque et obligatoire, des bataillons scolaires avaient été créés dans le cadre d’une politique de renforcement du patriotisme et de la préparation militaire des jeunes garçons. De nombreux parents et enseignants se sont montrés de plus en plus hostile suite à cette initiative. Les bataillons furent progressivement abandonnés.↑
Jeune garçon muni d’une cape et d’une médaille. L’idée de l’entreprise consistait à s’associer à l’initiative du ministère de l’instruction, en cultivant cette image de la République et de ses valeurs. Marketing destiné à frapper les esprits, jusqu’à ce jour. Tout le monde connaît cette marque avec cet écolier devenu emblématique.
– L’éducation accessible à tous tel que l’avait imaginé Jules Ferry, figure dans son discours sur l’égalité d’éducation du 10 avril 1870. Il a certes permis d’apporter à chaque enfant le savoir essentiel lui donnant les moyens minimum de faire face à sa vie d’adulte (lire, écrire, compter).
Mais ne rêvez pas… Le petit peuple n’avait accès qu’à l’enseignement primaire. Le secondaire – que l’on désignait jadis par « élémentaire » – était réservé aux enfants de parents aisés – l’élite – en raison des coûts de scolarité. Oui… L’école gratuite et obligatoire ne faisant en réalité référence, qu’à des connaissances pédagogiques de base.
@Gallica De l’égalité d’éducation : conférence populaire faite à la Salle Molière le 10 avril 1870 / par M. Jules Ferry
Quand bien même son discours paraît à première vue teinté de bienveillance lorsqu’il aborde l’égalité.
À un autre point de vue, l’inégalité d’éducation est le plus grand obstacle que puisse rencontrer la création de mœurs vraiment démocratiques. Cette création s’opère sous nos yeux, c’est déjà l’œuvre d’aujourd’hui, ce sera surtout l’œuvre de demain ; elle consiste essentiellement à remplacer les relations d’inférieur à supérieur sur lesquelles le monde a vécu pendant tant de siècles, par des rapports d’égalité.
À la lecture de cette déclaration, on pourrait conclure que Jules Ferry prêche l’égalité au sens où nous l’entendons selon nos propres critères. Or, il fait en réalité référence au système sur lequel fonctionnait l’Ancien Régime : noblesse et privilèges opposés aux gens ordinaires.
L’orateur invite ensuite son public à finaliser – sans le mentionner explicitement – l’idéal républicain, en supprimant grâce à l’école les inégalités entre classes, telles qu’elles existaient avant. Mais son raisonnement repose au fond sur une simplification des catégories sociales.
Jules Ferry évacue ainsi cette question par la solution scolaire. L’historien Jean-Claude Caron1 précise d’ailleurs qu’il concentre finalement la complexité des classes en une dichotomie flagrante : « En réduisant les catégories sociales à ce binôme, les éduqués et les autres, il dissout la question sociale dans la question scolaire : quand la seconde sera réglée, la première s’éteindra ».
(...) nous pouvons supposer un état des choses où la fatalité de l’ignorance s’ajouterait nécessairement à la fatalité de la pauvreté, et telle serait, en effet, la conséquence logique, inévitable d’une situation dans laquelle la science serait le privilège exclusif de la fortune. Or, savez-vous, Messieurs, comment s’appelle dans l’histoire de l’humanité cette situation extrême ? C’est le régime des castes. Le régime des castes faisait de la science l’apanage exclusif de certaines classes. Et si la société moderne n’avisait pas à séparer l’éducation, la science, de la fortune, c’est-à-dire du hasard de la naissance, elle retournerait tout simplement au régime des castes.
Jules Ferry tend d’ailleurs à rassurer immédiatement son audience. Les différences entre élites et petit peuple seront sauvegardées…
l’œuvre de demain ; elle consiste essentiellement à remplacer les relations d’inférieur à supérieur sur lesquelles le monde a vécu pendant tant de siècles, par des rapports d’égalité. Ici, je m’explique et je sollicite toute l’attention de mon bienveillant auditoire. Je ne viens pas prêcher je ne sais quel nivellement absolu des conditions sociales qui supprimerait dans la société les rapports de commandement et d’obéissance. Non, je ne les supprime pas, je les modifie.
Il appelle à une éducation commune où riches et pauvres partagent les mêmes bancs d’école, estimant que cela favorisera la cohésion nationale et la fraternité républicaine. Mais sans pour autant prôner une rupture entre élites et petit peuple (« Je ne viens pas prêcher je ne sais quel nivellement absolu des conditions sociales »), et tout en insistant sur l’égalité des droits et des opportunités (« (…) le commandement et l’obéissance sont alternatifs, et c’est à chacun à son tour de commander et d’obéir »).
1 Caron, J. (2014) . Jules Ferry, « De l’égalité d’éducation » Extrait de la conférence donnée à la salle Molière, 10 avril 1870. Parlement[s], Revue d’histoire politique, n° 22(3), 115-123. https://doi.org/10.3917/parl1.022.0115..↑
Il présente une posture également égalitaire envers les femmes, auprès desquelles il s’adresse en ces termes : « (…) il vous apprendra que vous avez les mêmes facultés que les hommes. Les hommes disent le contraire, mais en vérité comment le savent-ils, c’est une chose qui me surpasse ».
Lisez du moins le livre de M. Stuart Mill sur l’assujettissement des femmes, il faut que vous le lisiez toutes, c’est le commencement de la sagesse ; il vous apprendra que vous avez les mêmes facultés que les hommes. Les hommes disent le contraire, mais en vérité comment le savent-ils, c’est une chose qui me surpasse. Diderot disait : Quand on parle des femmes, il faut tremper sa plume dans l’arc-en-ciel, et secouer sur son papier la poussière des ailes d’un papillon ; c’est une précaution que ne prennent pas, en général, les hommes, quand ils parlent des femmes ; non ! ils ont tous une opinion exorbitante sur ce point. Les femmes, dites-vous, sont ceci et cela. Mais, mon cher Monsieur, qu’en savez-vous ? pour juger ainsi toutes les femmes, est-ce que vous les connaissez ? Vous en connaissez une, peut-être, et encore ! (Rires.) Apprenez qu’il est impossible de dire des femmes, êtres complexes, multiples, délicats, pleins de transformations et d’imprévu, de dire : elles sont ceci ou cela ; il est impossible de dire, dans l’état actuel de leur éducation, qu’elles ne seront pas autre chose, quand on les élèvera différemment. Par conséquent, dans l’ignorance où nous sommes des véritables aptitudes de la femme, nous n’avons pas le droit de la mutiler.
En considérant les aptitudes intellectuelles des femmes équivalentes à celles de l’homme, Jules Ferry conforte sont esprit d’égalité… Mais chacune comprise à l’intérieur de sa classe comme nous l’avons vu pour l’homme, et comme nous allons le constater à travers le système scolaire. Les filles bénéficieront en effet d’un programme spécialement dédié, à celles qui seront épouses et mères.
En passant, notez que Jules Ferry évacue un fantasme sur la femme, au regard de ce que l’imaginaire projette : un être « fragile, moins compétent » que l’homme. Qu’à ce titre, celle-ci ne constituerait par la nature de son sexe, qu’une citoyenne inférieure sous tous les aspects.
En clamant que la femme est « multiple », il rejette très justement – concédons-lui ce pragmatisme – son statut de catégorie sociale. Peut-être même sans avoir conscience de cette notion (les plus érudits d’entre-vous infirmeront ou confirmeront mon opinion). La femme ne possède pas d’essence universelle puisque chacune exprime sa propre individualité, à l’image de l’homme en définitive.
Oui… L’école de la République a représenté une chance inédite d’instruction pour la femme, comme cela n’avait jamais été le cas.
Il faut immédiatement préciser qu’il existe toujours et pendant longtemps à cette époque, de nombreuses disparités entre enfant de classe élevée, classe moyenne et classe inférieure. Puisqu’à l’évidence, quand les uns – et les unes – ont la possibilité matérielle d’accéder à des études supérieures grâce à de solides moyens financiers, les autres sont destinés à perpétuer la condition héritée de leurs parents, comme celui d’ouvrier par exemple.
Les chances de pouvoir s’élever dans l’échelle sociale étaient infimes, telles que le précise Claude Lelièvre, historien de l’éducation : « sous la Troisième République, à peine 1 élève sur 2 000 passait du système du primaire au secondaire »1.
La Classe manuelle. Ecole de petites filles – © Musée des beaux-Arts de Rennes
1 Leprince C., (2 Septembre 2024), Comment on fantasme l’égalité de l’école républicaine de Jules Ferry, France Culture.↑
2.4 Des disparités durables
Il faut bien comprendre que la stricte égalité de traitement entre gente masculine et féminine tarde à dévoiler ses lettres de noblesse, malgré la disposition législative.
Cela démontre finalement, que fille et garçon relevaient même sur le plan d’une instruction dite « universelle » d’une différenciation totale. Dénotant par ailleurs une continuité temporelle du code civil que l’on a pris soin de perpétuer, certainement en raison de son éminent apport juridique.
L’institution d’un nouveau régime comme la 3 ème République ne permet pas d’écarter d’un revers de la main, la frontière significative entre citoyens. Démarcation naturelle entre homme et femme, attendu que la société fonctionne davantage dans ce siècle, avec des fonctions encore sensiblement marquées selon le sexe.
Pour cette raison, en dépit d’une loi exceptionnelle portant sur les modalités d’instruction, Égalité doit s’entendre selon une équivalence à l’intérieur du genre en plus de celle de la classe sociale, non comme une uniformité entre garçon et filles.
Qu’est-ce que cela dit, de l’école publique des premières années de la Loi Ferry et de ses dissonances en terme d’égalité ?
En plus des savoirs communs essentiels que sont les bases de lecture, d’écriture et de mathématique, les filles bénéficient en fait d’une formation fondée sur son statut ineffable de future mère et future épouse, avec toutes les prérogatives qui y sont attachées.
Ainsi, malgré la fin du 3ème Empire et l’instauration de la 3 ème République, le code civil Napoléonien subsiste. Les femmes étaient donc à ce jour maintenues dans un statut juridique d’infériorité.
– Le mari détenait l’autorité au sein du ménage. Les décisions liées à la gestion des biens, à l’exercice d’un emploi et tout acte juridique dépendait du bon vouloir du chef de famille.
– À tel point que le devoir « d’obéissance » était une obligation légale jusqu’à sa suppression en 1938.
C’est donc sans surprise que l’on verra encore perdurer ce clivage au sein de l’instruction publique, jusqu’en 1924 pour l’enseignement secondaire. Il faudra attendre une loi de 1975 pour celui du primaire, mettant définitivement – et officiellement – un terme à une distinction des programmes.
Puis en dernier lieu vers une harmonisation des genres avec les classes communes, totalement généralisées la même année également. Même si la mixité commençait déjà à se répandre dès les années 1960 aux lycées.
Si on prolonge le raisonnement à notre époque (2025 année de la rédaction de cet article), on peut alors s’interroger sur ce que cela dit, de l’école publique aujourd’hui. Pourquoi en effet s’en priverait-on ?
Entre idéologie royale (ordonnance de 1688) et idéologie républicaine (« Loi Jules Ferry ») – Chacune avec ses avantages, ses inconvénients et ses parts d’ombre – on remarquera que l’institution scolaire illustre en réalité un théâtre permanent de lutte, où pouvoir régalien (Vérité, Obéissance) et volonté d’émancipation (savoir, créativité, indépendance, capacité de réflexions. Aujourd’hui on synthétiserait à tord certaines de ces qualités par du complotisme) s’affrontent régulièrement, pour offrir le meilleur enseignement possible.
Raison aussi pour laquelle une troisième voie s’est ouverte, grâce aux nombreux établissements de type Montessori, proposant un épanouissement pédagogique, associé aux valeurs républicaines de laïcité, et d’enseignement obligatoire. Cela démontre à certains égards que les inégalités se creusent davantage, puisqu’il s’agit d’un dispositif privé – donc payant – et qu’au final, malgré la volonté politique d’améliorer l’égalité, l’élite aura toujours une longueur d’avance.
L’École publique constitue néanmoins une prouesse institutionnelle, dans la mesure où l’enseignement proposé est standardisé, de façon à obtenir une transaction pédagogique équivalente sur l’ensemble du territoire national. En dépit de disparités enracinées dans le système éducatif, comme par exemple entre le lycée Henri IV (niveau secondaire du 1er et second degré) et n’importe quel établissement de banlieue en zone défavorisée. Globalement, le dispositif de base demeure remarquable.
À l’issue de ce chapitre, nous saisissons mieux les difficultés et les limites de l’émancipation féminine, étant donné que l’école représentait à la fin du siècle un frein social notable, malgré la conception d’égalité, que le nouveau régime républicain institua.
Mais nous associons aux obstacles de la femme, celles que l’homme endure sur le versant social. Ce qui au passage, appelle à restaurer sensiblement notre point de vue sur les inégalités hommes-femmes.
Lesquels étant victimes d’un pouvoir bourgeois1 issue de la Révolution française, dont l’une des premières décisions fut d’interdire les corporations (loi Le Chapelier), faut-il là aussi le mentionner…
Ces organisations professionnelles qui régulaient l’accès aux métiers, fixaient les prix et garantissaient une certaine protection sociale (aide en cas de maladie, retraite, etc.) au XIXᵉ siècle. Ces dernières constituant souvent des mesures de prévoyances à destination des veuves, en leur accordant des aides.
Si la femme depuis la fin du Moyen Âge, vit peu à peu sa condition d’épouse et de citoyenne s’alterer, c’est bien le XIXᵉ siècle qui fut le point d’aboutissement d’atteinte à ses droits naturels. D’où l’émergence d’un féminisme en réponse, de plus en plus vivant et structuré.
1 De là à dire que les évènement de 1789 fut une révolution bourgeoise il n’y a qu’un pas. Disons que la bourgeoisie a joué un rôle non négligeable. Les arguments des uns soutiendront cette appellation, alors que ceux des autres nuanceront en évoquant l’influence de certaines autres catégories (paysans, sans-culottes). Tout dépend de la manière dont on analyse cet épisode historique et sous quelle perspective on en tire des conclusions.↑
3. XIXᵉ siècle : un féminisme multiple
Parler de la femme – ou de l’homme évidemment – n’a de sens que si l’on accepte sa complexité. La condition féminine en France au XIXᵉ siècle ne peut être réduite car elle désigne une réalité variée. Nous devons élargir notre vision afin de ne pas la rendre monolithique. Ainsi, chaque femme vivait une expérience différente selon de nombreux facteurs : classe sociale, niveau de vie, région, statut marital, niveau d’éducation, travail salarié…
Toujours est-il que la loi au cours du XIXᵉ siècle, confina la femme sous le statut de mineure et altéra ainsi par le code civil, le peu de droits qu’elle possédait encore1. Le discours féministe qui enrichissait alors le roman et les salons littéraires, évolua de fait vers une parole politique, donnant lieu à un féminisme de combat. L’industrialisation, les progrès de communication et de diffusion de l’information ont également contribué à amplifier le mouvement.
Le féminisme au départ d’origine bourgeoise, glissa lentement tout au long du siècle, vers un phénomène populaire en touchant progressivement classes moyennes et prolétaires. Par des mesures légales et pour des raisons sociétales, les revendications de nature féministe ont constitué une réaction naturelle, en s’immisçant dans les cercles politiques, religieux, associations diverses et milieux ouvriers.
1 La Révolution française avait permis certaines avancées : divorce (1792). parité en matière d’héritage, quelques professions ouvertes aux femmes (enseignement, administration des biens nationaux).↑
3.1 Omniprésence du féminisme
Le féminisme du XIXᵉ siècle s’est développé à partir d’une histoire littéraire et philosophique remontant jusqu’au Moyen Âge. Il est ainsi d’usage de décrire le mouvement, en mentionnant Christine de Pisan, comme la première femme de lettres ayant défendu la condition de son sexe.
@British Library. Christine de Pisan et son fils Jean de Castel, vers 1413, enluminure sur parchemin
Également écrivain reconnu en tant que premier auteur féminin à vivre de son art1. Christine de Pizan défendait la capacité intellectuelle des femmes en valorisant leur contribution à la société. Elle critiquait les standards de son époque et propose en retour, une alternative dans laquelle les femmes devaient être considérées comme des actrices de la culture et de la morale.
En outre, l’important héritage des doctrines nées des Lumières (Voltaire, Diderot, Rousseau)2 ayant fleuri au XVIIIᵉ, nourrira les réflexions des femmes qui ensuite, valoriseront par le questionnement, le discernement et la pensée philosophiques l’atteinte à leur condition.
Notamment à partir de Condorcet, plaidant pour l’égalité des sexes et s’appuyant précisément sur une logique égalitaire, essence même de la Révolution. Il démontre ainsi par la Raison, en quoi le refus d’admettre les femmes sur une ligne commune à l’homme, constituerait inévitablement une contradiction.
Or, les droits des hommes résultent uniquement de ce qu’ils sont des êtres sensibles, susceptibles d’acquérir des idées morales, et de raisonner sur ces idées ; ainsi les femmes ayant ces mêmes qualités, ont nécessairement des droits égaux. Ou aucun individu de l’espèce humaine n’a de véritables droits, ou tous ont les mêmes ; et celui qui vote contre le droit d’un autre, quels que soient sa religion, sa couleur ou son sexe, a dès lors abjuré les siens.
Condorcet, Sur l’admission des femmes au droit de cité, 1790, Wikisource.
1 George Sand étant la première à l’époque moderne, soit après le Moyen Âge.↑
2 Ces philosophes ont contribué à mener une réflexion profonde sur l’usage de la Raison et ont alimenté la pensée des féministes, même s’ils limitaient le concept d’émancipation féminine, le plus souvent à une éducation destinée à enrichir un rôle de bonne épouse et de bonne mère.↑
Depuis l’ensemble de ces éléments, Il convient de reconnaître que le féminisme du XIXᵉ a connu une lente mais indéniable présence, issue des siècles précédents. Celle-ci constituant l’humus de son développement, avec des figures intellectuelles telles que George Sand ou Flora Tristan. Je vous informe néanmoins que tout au long du siècle, d’autres personnalités dotées d’un esprit militant ont cultivé le terrain de la révolte. Mais comme nous l’avions mentionné plus haut, le féminisme se décline selon différents niveaux de revendications.
3.2 Féminisme de classe
Tout au long du siècle, la femme s’engagea dans une lutte aux multiples visages
– Manifestation, grève, réunion, conférence,
– presse, littérature, publication politique
– ou simple démarche individuelle
Ouvrière, militante politique ou bourgeoise : elles appartiennent à toutes les classes sociales et ont mené un combat, sans même parfois réaliser qu’elles favorisaient un mouvement qui se développait dans tout l’Occident. Notamment en Allemagne, en Angleterre, en Italie et aux Etats-Unis.
Avec l’industrialisation, l’Hexagone évolue profondément. Usines, mines et manufactures se multiplient à travers le territoire, tandis qu’une nouvelle classe de travailleur donne lieu à davantage d’inégalités : le milieu ouvrier devint alors progressivement un enjeu majeur de stabilité et de défenses des droits sociaux.
Pour rendre compte des différentes formes de féminisme, nous devons partir des catégories sociales, car selon son appartenance à l’une ou à l’autre, les motivations varient autant que leur finalité. On distingue ainsi
– La bourgeoisie désignant ceux qui détiennent les moyens de production (usines, terres, capitaux).
– Le prolétariat, qualifié autrement d’ouvriers, ne disposant que de leur force de travail à vendre, exploités par la bourgeoisie.
À cela s’ajoute une classe intermédiaire.
– La petite bourgeoisie : artisans, petits commerçants, professions indépendantes.
Cela reflète évidemment un état très schématique de la réalité, qui est bien plus complexe. Mais cette vision marxiste1 envisage ainsi les importantes inégalités existantes, avec l’émergence des prolétaires.
Il ne s’agit nullement de mettre bourgeoises et ouvrières en concurrence. Chacune animée de ses propres convictions à son échelle individuelle, et en fonction de ses moyens de lutte, contribua à la cause féminine. Au contraire, notre propos est ici d’éclairer la nature de leur revendication.
Est-ce que celle-ci résulte d’une volonté d’acquisition de droits supplémentaires, en valorisant le caractère féminin de leur personne ? Ou bien est-ce qu’elle est à verser sur le compte d’une stricte égalité entre femme et homme ?
Les revendications se sont finalement illustrées sur ces deux volets, qu’Anne-Marie Käppeli a su différencier en dégageant deux notions fondamentales.
– Égalitarisme : égalité absolue avec les hommes, fondée sur les droits universels.
– Dualisme : valorisation des différences, mettant en avant la maternité et les qualités propres aux femmes
Cette distinction2 que l’auteur3 introduit, éclaire les raisons selon lesquelles le féminisme de cette époque a parfois été freiné dans ses revendications. Elle montre aussi les effets bénéfiques de la seconde approche par rapport à la première.
1 Le marxisme, élaboré par Karl Marx et Friedrich Engels, analyse l’histoire à travers la perspective des conditions matérielles et économiques. Selon cette théorie, la société se divise en classes sociales, dont les conflits – en particulier celui opposant la bourgeoisie au prolétariat – constituent le moteur du changement historique. Marx critique le capitalisme en le définissant comme un système d’exploitation reposant sur l’appropriation de la plus-value produite par les travailleurs. Il postule qu’un renversement révolutionnaire de ce système mènerait à l’avènement d’une société sans classes, d’abord appelée socialisme, puis communisme. Consulter Wikipedia.↑
2 La distinction entre les courants dualiste et égalitariste relève bien entendu d’une analyse rétrospective. les féministes du XIXᵉ siècle – ou supposées telles – n’avaient pas nécessairement conscience de cette opposition théorique de manière aussi formelle.↑
3 Anne-Marie Käppeli, « Scènes féministes », in Duby Georges, Perrot Michelle et al. Perrot Michelle & Fraisse Geneviève (dir.), “Histoire des femmes en Occident IV – Le XIXe siècle”, France, Plon, 2002, p. 576.↑
3.3 Égalitarisme
Le projet égalitaire détermine homme et femme sur une ligne commune, traduisant une équivalence intégrale dans tous les domaines de la vie sociale : droit de vote, égalité salariale, accès à l’éducation et aux professions supérieures de type cadre.
Il dépasse le rôle de subalterne et l’aspect attribué habituellement à la femme. L’apport des Lumières un siècle plus tôt et le développement de la parole politique avec le socialisme, ont notamment alimenté l’action militante des féministes de type égalitariste.
John Opie, Mary Wollstonecraft, huile sur toile, vers 1797 © National Portrait Gallery, Londres
C’est la femme de lettres Mary Wollstonecraft, qui instaure dès le XVIIIᵉ siècle un féminisme d’avant-garde, dans la mesure où son œuvre A Vindication of the Rights of Woman (1792) propose une lecture incisive de la condition féminine, et revendique une égalité des sexes. Comme Condorcet, elle fonde ses réflexions sur la Raison et l’éducation, bien avant que ces idées ne deviennent des revendications majeures au XIXᵉ et XXᵉ siècles.
Qu’on ne s’y méprenne donc pas ; il faut établir plus d’égalité dans la société, si l’on veut que le règne de la morale s’établisse ; et cette égalité, source de la vertu, ne se soutiendroit pas, fût-elle assise sur un rocher, tant qu’une moitié de l’espèce humaine y sera enchaînée par son destin. Soit ignorance, soit orgueil, cette malheureuse moitié travaillera toujours à miner ce piédestal, pour s’en détacher. Il est inutile de compter sur la vertu des Femmes, tant qu’elles ne seront pas, jusqu’à un certain point, indépendantes des hommes ; il est également superflu d’en attendre cette force d’affection naturelle qui les rendroit bonnes épouses et bonnes mères.
Mary Wollstonecraft, Défense des droits des femmes (A Vindication of the Rights of Woman, 1792).- Chap. IX, 3ᵉ et 4ᵉ § – Wikisource.
Ce passage met en lumière plusieurs aspects fondamentaux du féminisme de type égalitaire.
Mary Wollstonecraft invoque d’abord la morale, en soutenant que celle-ci ne peut exister sans égalité, car seule cette dernière contribuerait à développer l’excellence de l’humanité. La privation de liberté empêche l’affirmation de soi et contrarie donc l’émergence d’une réelle vertu, même imposée (« la vertu, ne se soutiendroit pas, fût-elle assise sur un rocher » [sic]).
L’auteur explique que cet ordre social (« rocher ») n’empêche pas l’omniprésence d’une lutte même dans les cas d’inculture et à fortiori par fierté (« ignorance », « orgueil »). Ce qui montre une tension tangible tant que l’égalité ne sera pas effective, démontrant par ailleurs l’importance de l’éducation et d’une jouissance intégrale de ses droits. Cette référence à l’ignorance fait écho aux futures luttes des féministes du XIXᵉ siècle.
La Britannique mentionne finalement que la femme ne peut incarner les règles de la bienséance (« vertu », « morale ») que la société attend d’elle, sans liberté. Car seule l’indépendance peut donner lieu à une véritable vertu.
Par une logique implacable, Mary Wollstonecraft expose des faits que l’on pourrait mettre en évidence par l’image d’un cercle vicieux. Ce schéma interprète la pensée de l’auteur.
Les femmes demeurent dans l’ignorance → elles ne peuvent agir avec lucidité
→ donc elles restent dépendantes → elles ne peuvent ainsi être vertueuses au sens moral du terme.
La solution pour se libérer de cette voie sans issue, implique une émancipation des femmes.
3.4 Dualisme
À l’inverse, la dualité attribue aux hommes et aux femmes le rôle attaché à leur genre. Elle consiste à désigner à l’un et à l’autre les fonctions telles que la nature les a définies. En d’autres termes, tous deux constituent les piliers de la famille et garantissent ensemble les fondements de la société.
Le regard dualiste insiste sur les différences entre hommes et femmes, en valorisant particulièrement le rôle maternel de ces dernières. D’une certaine manière, à l’image du courant égalitaire, il ne se limite pas à une dimension purement biologique, mais intègre également ses qualités psychologiques et sociales liées à la maternité. Telles que le soin des autres, l’éducation des enfants, l’indulgence et l’humanité. Cette définition paraît détenir une sorte de paternalisme à son endroit. Une bienveillance telle que l’aurait un père à l’égard de son enfant. Cette caractérisation semblerait à première vue en totale opposition avec la démarche d’une émancipation ! C’est partiellement vrai. Le dualisme défend les atouts que représenteraient les qualités spécifiques des femmes (maternité, morale, délicatesse), afin de compléter celles de l’homme (fort, autoritaire).
Ce type de féminisme s’est notamment incarné chez les étudiantes en médecine, ainsi qu’auprès de quelques cadres de la fonction publique. Une femme médecin pourra en effet mieux ausculter un patient de sexe féminin. Car… N’imaginez pas une seconde qu’elle possède la force vitale et physique pour remplir ses fonctions auprès du sexe viril. Soyons sérieux… Ces femmes donc, ont dû redoubler d’arguments et de conviction afin de contourner ceux de leur adversaires à leur avantage. À l’image de Madeleine Brès, première française médecin diplômée, qui a dû s’orienter vers des études médicales liées à la maternité et à l’enfance. On imagine pourquoi… J’aborderai plus longuement le cas des femmes médecins par la suite (partie 4.5 figures majeures du féminisme).
Toujours est-il que le dualisme positionne constamment la femme en résonance avec l’homme, sans jamais soulever de potentielle émancipation. S’il existe effectivement une longue tradition d’essai consacré aux femmes où on y retrouvera une prescription à leur endroit, celui de Louis-Aimé Martin – De l’éducation des mères de famille 1&2 – entreprend au contraire un parcours intellectuel destiné à une reconnaissance. Il prend sa défense, la valorise en lui octroyant des qualités et rappelle l’importance de son rôle. La femme y est présentée finalement conformément aux attentes de la société : en tant que mère, épouse et gardienne d’une certaine moralité. Mais il perpétue en réalité une vision dualiste, une considération paternaliste consistant à définir quelle meilleure place, la société pourrait lui accorder pour la belle belle réussite… de l’homme.
Les bons professeurs font les bons écoliers, il n’y a que les mères qui fassent les hommes : là est toute la différence de leur mission.
De l’éducation des mères de famille, ou De la civilisation du genre humain par les femmes. Tome 1, 1834, L.-Aimé Martin, Gallica.
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3.5 Milieu ouvrier
Hommes et femmes étaient confrontés aux mêmes difficultés dans la réalisation de leurs tâches. À ceci près que les secondes devaient en plus gérer le foyer – lorsqu’elles avaient la chance d’avoir une famille – tout en gagnant un moindre salaire que les premiers. Les ouvrières protestaient en premier lieu, dans le but d’obtenir une rémunération décente, sans exiger de parité en particulier. Il s’agissait d’abord d’une question de survie, loin de mettre en avant le caractère féminin de leurs conditions. Du moins au départ.
@Gallica. Journal La Presse, 6 mars 1848 – 3 ème colonne, section « Nouvelle des Départemens » [sic].
Trois facteurs encourageait cette domination contre les ouvrières.
– Aucune loi destinée à les protéger contre les abus en tout genre : temps de travail sans limitation réglementaire, congés de maternité inexistant, retenue de salaire pour raisons diverses et variées (retard notamment).
– Le Code Napoléon (1804) durcissait d’autant plus la soumission des femmes envers les hommes : mari, patron, mais aussi difficulté à se faire entendre au sein d’un mouvement syndical.
– La législation concernant l’interdiction des associations ouvrières et des grèves, remontant à la loi Le Chapelier de 1791 était toujours en vigueur, empêchant ainsi l’organisation saine d’un comité officiel destiné à défendre ses droits.
Ces inégalités amplifièrent les mouvements dédiés à la cause ouvrière et féministe. De nombreuses femmes se sont alors investies dans une lutte égrenée de manifestation, d’arrestation et de violence à leur encontre.
Écrire ou décrire les conditions de travail auxquelles les ouvriers – hommes et femmes – étaient confrontées, semble dérisoire tant la justesse de mes mots peinerait à exprimer la véritable souffrance qu’ils enduraient. Souffrance dans le chair, mais également devrait-on rajouter, souffrance par les mots.
Ce document illustre comment la bourgeoisie avait peu de considération pour les ouvriers lors de la révolte des Canuts en 1830, première grande grève de l’ère industrielle. Des êtres blêmes dénués de conscience – soit d’humanité – imprégnés d’ignorance et de sauvagerie. Des groupuscules qu’il faudrait par conséquent dompter avant qu’ils ne prennent l’idée sotte d’amplifier leur mouvement, de se soulever et de représenter un danger pour la société.
Cet article constitue finalement un aperçu de tensions sociales à une époque pas si lointaine, et la peur des classes dirigeantes face à une population de prolétaires de plus en plus importante.
↑ @Gallica – Journal politique et littéraire de la Côte-d’Or – 7 décembre 1831 ↓
Les ouvriers en soie sont généralement connus à Lyon sous le nom de canuts ; c’est une classe laborieuse, sédentaire, chez laquelle le travail et la vie casanière semblent arrêter le développement du corps et de l’esprit. Dans un pays où la stature des hommes est, en général, assez élevée, celle des canuts est petite. Leurs mouvements sont lents, leurs syllabes traînantes, leurs regards ternes et languissants : ce sont des plantes étiolées, sans vigueur, comme toutes celles qui croissent à l’ombre ; leur activité est dans les doigts. Ils habitent de préférence les faubourgs de la Croix-Rousse, de Saint-Georges et le cœur de la ville, parce que les logements y sont moins chers ; c’est pour ce motif qu’ils se logent aux étages les plus élevés : un grand nombre n’a pour asile que des greniers mal clos et malsains. Le salaire qu’ils reçoivent n’est pas toujours calculé sur celui des denrées ; le prix de la main-d’œuvre baisse quand la matière première renchérit et par conséquent lorsqu’un moins grand nombre d’ouvriers sont occupés ; aussi leur misère est-elle souvent affreuse.
Chaque fabricant emploie plus ou moins d’ouvriers : la soie est pesée aux canuts qui sont tenus de rapporter le même poids en étoffes dont la forme et les dimensions ont été fixées. Les canuts les plus opulents ont deux métiers, et quelquefois trois, dans une grande chambre, chauffée en hiver par un poêle en fonte, qui sert à la fois de cheminée et de fourneau. Souvent la misère de ces pauvres gens est telle, qu’elle les force à faire de la même pièce la chambre à coucher, l’atelier et la cuisine. Rarement le balai imprime ses traces sur le plancher, couvert de poussière : c’est là, pourtant, que se fabriquent ces étoffes si brillantes, si délicates, si faciles à altérer, à salir, et qui doivent être remises au fabricant dans tout leur éclat et toute leur pureté.
Les canuts éprouvent à s’énoncer un certain embarras qui ne vient pas seulement de leur timidité et de la pesanteur de leur esprit : il est produit surtout par l’habitude du silence ; pendant six jours de la semaine, ces gens-là ne font guère plus d’usage de leur langue que de leurs jambes ; aussi attendent-ils le dimanche avec impatience pour sortir de leur prison, voir le soleil, respirer l’air de la campagne, et changer d’attitude. Nous terminerons ce tableau par les lignes suivantes extraites du journal Le Globe : ``La classe des ouvriers en soie, appelés les canuts, forme au moins les deux tiers de la population lyonnaise ; elle ne comprend pas moins de 100 000 hommes. Ils sont les plus misérables de France, fort peu éclairés, presque tous rabougris, amaigris, dans un état de maladie permanent, habitant des réduits infects. Une masse aussi peu cultivée sous le rapport physique et intellectuel doit être peu avancée sous le rapport moral. Une fois irrités par quelques griefs vrais ou supposés, ou égarés par la misère qui est cramponnée à leur existence comme une cause constante de démoralisation, ils s’emportent, et entrent dans des accès de fureur qui sont la manifestation du mécontentement des êtres arriérés.
On perçoit à la lecture une certaine compassion mêlée à un mépris1 (« rabougris », « êtres arriérés »), des stéréotypes sur la passivité et la soumission, associant un mutisme à un développement intellectuel pauvre (« Une masse aussi peu cultivée sous le rapport physique et intellectuel doit être peu avancée sous le rapport moral »). Le rédacteur met en évidence un isolement social et politique, démontrant l’idée d’une classe dominée et exploitée. Des pauvres diables pourrait-on dire…
À l’issue de l’article, nous sommes frappés d’une telle animosité que le journaliste exprime à propos de l’intégrité physique et psychologique des ouvriers (même s’il s’agit d’une citation reprise d’un autre journal). Langage, pensée et apparence représentent autant de domaines liés au corps et à l’esprit que l’on réduit au niveau inférieur à celui d’une bête. Ils sont déshumanisés au point de ne pas disposer d’une parole intelligible. Pourtant, j’émets une réserve en nuançant – légèrement – mon désarroi face à de telles considérations. On en reparlera lorsque j’aborderai le cas d’Élisa Lemonnier, féministe engagée sur la défense des ouvrières et des femmes.
En évoquant les femmes justement, il est flagrant de les voir totalement oubliées dans l’article de presse. C’est ignorer leur existence au point de les rendre invisibles aux yeux du monde. Elles, pourtant majoritaires dans certains ateliers de soierie2.
Même s’il faut préciser que leur participation aux manifestations restait minoritaire par rapport à celle des hommes, ces femmes n’en furent pas moins présentes au cours de nombreux défilés ou d’actions destinées à mener des coups d’éclats3, notamment vers la fin du siècle.
1 Sous divers aspects, il nous rappelle celui des Gilets jaunes, victime d’une certaine presse qui les décrivaient souvent comme des antisémites notoires, affiliés même à un conspirationisme (Fondation Jean Jaurès) On retrouve comme avec quelques journalistes du XIXᵉ siècle, une arrogance, une appréciation hautaine, un dénigrement total. Le vocabulaire a changé mais s’oriente vers les mêmes considérations. La Fondation se détermine avec un positionnement d’expert, tel un régulateur chargé de prêcher la rationalité face à l’extravagance (« doute » « argumentaires suspicieux ») supposée des Gilets jaunes. Cette attitude crée une fracture nette entre les « sachants » éclairés et les « ignorants » obscurantistes, sans chercher à comprendre les raisons profondes de la défiance exprimée par le mouvement. Peu importe les vérités concernant une actualité ou une autre, là n’est pas le sujet : ils attribuent des qualificatifs similaires aux personnes appartenant à la classe ouvrière. Au XIXᵉ siècle : « Une masse aussi peu cultivée sous le rapport physique et intellectuel doit être peu avancée sous le rapport moral ». Au XXIᵉ siècle : « Les données de l’Ifop indiquent qu’ils n’ont majoritairement pas bénéficié de la démocratisation de l’enseignement supérieur (nous soulignons) et disposent d’un niveau de diplôme relativement modeste (nous soulignons) ». François Bégaudeau a mis en évidence ce mépris envers la classe inférieure dans son essai Histoire de ta bêtise (éditions Pauvert). Il nous éclaire notamment sur l’utilité de la violence dans le jeu politique. Celle-ci a paradoxalement permis des avancées remarquables en terme de droit du travail, des droits des femmes et d’égalité des sexes. Ce qui nous amène également à considérer que les émeutes issues des révolutions, étaient principalement fondées sur des luttes sociales.↑
2 Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie – Tome 1 : de l’Académie des sciences morales et politiques / par M. Villermé – 1840 – P. 358 – Gallica.↑
3 Michelle Perrot a décrit des femmes de mineurs se couchant sur la voie ferrée des mines en 1881 à Commentry, pour empêcher les employeurs de sortir des voitures – Frader, L. L. (1996). Femmes, genre et mouvement ouvrier en France aux XIXe et XXe siècles : bilan et perspectives de recherche.↑
Michelle Perrot1 nous interpelle d’ailleurs sur un point essentiel concernant l’intérêt des historiens et des sociologues à l’égard des ouvriers du XIXᵉ siècle. En étudiant cette période, on constate progressivement, une orientation naturelle vers la condition particulière des femmes de ce milieu. L’auteur évoque le glissement ou la substitution. Soit une transposition conceptuelle entre catégories.
Peu à peu, à partir d’une nomenclature marxiste (capital, bourgeoisie, lutte des classes), on apporta une analyse issue d’un féminisme matérialiste (patriarcat, lutte des sexes, classe des sexes,). L’analyse consista donc à prolonger le capital, outil de domination contre les ouvriers, par le patriarcat ciblant spécifiquement la femme ouvrière.
Cette analogie évolutive a a contribué à faire émerger la femme au sein du milieu ouvrier, autant que celle-ci avait été effacée un moment de l’histoire. Cette focalisation, révéla ainsi un nouvel angle de compréhension de l’ouvrière et de sa domination subie à divers titres.
Frader2 cible en particulier la double oppression que devaient endurer les femmes des classes inférieures. Ainsi, il s’avère juste d’aborder les droits féminins selon un angle bourgeois, dans la mesure où des femmes postulèrent à des emplois ou à des études destinées à occuper des fonctions traditionnellement réservées aux hommes, sans toutefois remettre en cause l’ordre établi.
Cet engagement peut évidemment être salué, il ne doit pas masquer en revanche les luttes féminines ouvrières, qui elles, réclamaient une meilleure considération de leur statut. Celles-ci devaient non seulement affronter les difficultés liées à leur condition de classe, mais aussi faire face au discrédit de leurs homologues masculin.
– Hostilité masculine face à la présence des femmes dans les organisations ouvrières
– Conceptions patriarcales selon lesquelles la place des femmes est au foyer
– Difficulté à concilier vie familiale et engagement syndical (réunions le soir, surcharge de travail domestique).
Cette variété de lutte s’amplifia dès les premières décennies du XIXᵉ siècle, et suivant son cortège d’inégalités, elle entraina une réaction des élites littéraires et intellectuelles. Parmi elles, on retrouve de nombreuses figures, dont la postérité retiendra le combat féministe en faveur des droits des femmes et des ouvrières. Issues des mouvements comme le Saint-simonisme, le socialisme et le fouriérisme3, ces militantes avaient pour ambition d’établir l’égalité sur toutes les couches de la société.
1 Michelle Perrot, « II Femmes au travail », in “Les femmes ou les silences de l’histoire”, France, Flammarion, 2020, p. 189.↑
2 Frader, L. L. (1996). Femmes, genre et mouvement ouvrier en France aux XIXᵉ siècle et XXᵉ siècle siècles : bilan et perspectives de recherche, https://doi.org/10.4000/clio.472.↑
3 Le Fouriérisme fait référence à un courant socialiste utopique dont les adeptes se sont inspirées des idées de Charles Fourier (1772-1837). Celles-ci ont eu une influence sur le féminisme du XIXᵉ siècle. II est traditionnellement considéré comme l’un des premiers penseurs à défendre une égalité complète entre les sexes. Soit un féminisme de tendance égalitariste.↑
Il serait facile d’établir la liste de la presse féministe et de toutes les femmes ayant mené une lutte, au nom de l’égalité des droits et de l’émancipation au XIXᵉ siècle. Mais elle ne vous apportera pas nécessairement d’information utile, facilitant votre compréhension des mouvements et des actions menées. Au contraire, la trop grande quantité de données achèvera de vous submerger, sans pour autant livrer de précieuses connaissances.
Aussi, paraît-il plus saint de vous offrir cinq figures éminentes du féminisme. Le choix s’est affirmé – et affiné – au fil de mes recherches, lorsque je découvris l’oeuvre de l’une et des autres. Non une oeuvre basée sur l’écriture d’un roman, d’un essai ou d’un quelconque objet littéraire. On laissera la première place à George Sand, qui fut intellectuellement la seule à produire une réflexion aussi riche et variée, sur la place de la femme en société. En l’occurence, il s’agit pour cette personnalité d’une production principalement romanesque.
Non… L’oeuvre désigne aussi bien l’ouvrage par la plume autant que celle d’une lutte sur le terrain. Une mobilisation animée d’un esprit triomphant, reposant notamment sur une volonté d’amélioration des conditions des femmes, appartenant aux classes inférieures, car davantage touchées par la pauvreté, que celle des hommes accusant le même niveau social. Un combat que la révolte conduisait vers une conquête, destinée non à juste renverser les murs du patriarcat et de domination masculine par leur dénonciation, mais à les détruire en bâtissant des forteresses établies sur l’éducation, l’accompagnement et l’assistance et parvenir ainsi à l’émancipation.
Un engagement se traduisant enfin par ce que je nommerai un féminisme d’accomplissement, un féminexis1 démontrant caractère et obstination que la Raison insuffle, héritée notamment du courant Saint-simonien et Fouriériste.
Chacune d’elle pourrait faire l’objet d’un portrait dans un article à part. Ici, nous nous limiterons à une présentation sommaire, afin de simplifier notre compréhension globale du féminisme du XIXᵉ et fournir des repères.
1 Néologisme proposé par votre serviteur : féminisme + hexis du grec signifiant état stable, maîtrise → Un féminisme, où l’égalité est intégrée et vécue pleinement et que l’on peut donc considérer comme un accomplissement. ↑
@Gallica – Louise Michel
Ces cinq personnalités déployèrent chacune à leur niveau un féminisme actif. Soit en se consacrant à une noble cause, telle que la défense des classes populaires par la parole politique et le militantisme. Soit par le déploiement de moyens en vue d’apporter l’instruction aux femmes. Car cette dernière demeure en effet le centre de gravité, le point essentiel des revendications exprimées tout au long du siècle.
C’est enfin Caroline Schultze qui montrera à travers son doctorat, la pertinence des femmes au sein des institutions médicales comme médecin. Il s’agira pour celle-ci d’éclairer son féminisme d’accomplissement, en tant que femme désirant occuper les mêmes fonctions que l’homme au titre d’une égalité de compétences.
Les élites intellectuelles font souvent référence à Marx, concernant sa description des classes ouvrières. C’est ce que l’on retient généralement. Flora Tristan a pourtant été la première1 à dénoncer la condition des travailleurs avec autant de force. De cette classe que l’on nomme prolétaire, elle défendit la cause dans un livre en les invitant à se réunir pour faire front contre l’exploitation et réaliser une union, destinée à fonder une aide mutuelle.
Si la paix sociale et le refus de la violence devaient appartenir à une seule parole féministe, c’est bien à celle de Flora Tristan qu’on la délivrerait. Dans son livre l’Union ouvrière, la militante plaide dans un esprit d’apaisement tout en exprimant ses intentions avec ardeur et fermeté.
Votre action, à vous, ce n'est pas la révolte à main armée, l'émeute sur la place publique, l'incendie ni le pillage. - Non; car la destruction, au lieu de remédier à vos maux, ne ferait que les empirer. Les émeutes de Lyon et de Paris sont venues l'attester. - Votre action, à vous, vous n'en avez qu'une, légale, légitime, avouable devant Dieu et les hommes : - C'est l'UNION UNIVERSELLE DES OUVRIERS ET DES OUVRIÈRES.
Flora Tristan, in “Union ouvrière”, France, Éditions des femmes, 1986, p. 141, Wikisource.
C’est notamment là que l’on voit l’intelligence d’une pensée et d’une longue réflexion sur la façon d’apporter à l’ouvrier toute l’aide dont il a besoin. En effet, son projet désigne un réseau qui permettrait de regrouper l’ensemble de la classe ouvrière, en une seule force capable ainsi d’assister le travailleur selon ses besoins, sa situation ou ses détresses.
Or, une telle organisation1 représente un maillage performant, car il donne lieu à une meilleure répartition des moyens financiers et humains.
À la déconvenue de l’ouvrier, du travailleur peinant à surmonter ses souffrances, Flora Tristan associe celle de la femme ouvrière, victime en plus, de la domination des hommes, du joug patriarcal, dont le mari à fortiori n’est parfois pas forcément étranger.
1 Pour mieux saisir l’importance des réseaux, consulter Comprendre l’Empire, partie 3, Alain Soral, 2011, 2024 (Éditions Blanches, Kontre Kulture). ↑
Élisa Lemonnier
Pour mener à bien son projet, elle organisa un tour de France afin d’aller à la rencontre des ouvriers. Telle un messie, elle alla prêcher la bonne parole dans un esprit de fraternité.
Elle emploi à de nombreuses reprises un discours aux accents religieux et aimait à se considérer comme la légataire légitime de Jésus-Christ1.
1 Marxists, (21 mai 2021). Flora Tristan et Karl Marx — Article paru dans la revue La Nef n° 14, en janvier 1946 : « Le peuple juif était mort dans l’abaissement, et Jésus l’a relevé ; le peuple chrétien est mort aujourd’hui dans l’abaissement et Flora Tristan, la première femme forte, le relèvera. Oh oui ! Je sens en moi un monde nouveau et je donnerai ce nouveau monde à l’ancien monde qui croule et périt ». ↑
Profondément croyante et catholique, Flora Tristan militait pour une égalité parfaite entre homme et femme. Orpheline de père, victime plus tard de la violence d’un mari et témoin des inégalités en Amérique du Sud et de la misère ouvrière en Angleterre, sa vie est jalonnée d’autant d’expérience l’encourageant à dénoncer l’injustice sociale. En conjuguant l’adversité de l’homme avec la soumission de la femme, elle fut la première à dénoncer les préjudices, tout en précisant que le premier ne pourra s’émanciper sans la seconde.
À mes yeux et à la lecture de ses écrits, elle implore les hommes1 à faire preuve d’empathie au nom de la Raison et de la religion. Ses oeuvres Promenades dans Londres et Pérégrinations d’une paria recueillent les sentiments d’une femme dont la vie mouvementée, engageante et meurtrie, se terminera à Bordeaux dans le lit d’Élisa Lemonnier, où elle expirera son dernier souffle, à l’issue d’un épuisement et d’une typhoïde. Flora Tristan est la grand-mère de Paul Gauguin.
1 Flora Tristan, in “Union ouvrière”, France, Éditions des femmes, 1986, p. 184 / Wikisource : « Ouvriers, mes frères, vous pour lesquels je travaille avec amour, parce que vous représentez la partie la plus vivace, la plus nombreuse et la plus utile de l’humanité, et qu’à ce point de vue je trouve ma propre satisfaction à servir votre cause, je vous prie instamment de vouloir bien lire avec la plus grande attention ce chapitre, — car, il faut bien vous le persuader, il y va pour vous de vos intérêts matériels à bien comprendre pourquoi je mentionne toujours les femmes en les désignant par : ouvrières ou toutes ». ↑
C’est dans le lit du domicile d’Élisa Lemonnier et de son mari, que Flora Tristan mourra en 1844. Soit 4 ans avant la 3ème révolution. Celle de 1848 et la proclamation de la deuxième République. Laquelle éphémère, sera suivi peu de temps après par la second Empire et l’intronisation de Napoléon 3. Pourquoi réveiller ainsi de douloureux épisodes historiques ? Parce que justement, la vie d’Élisa Lemonnier est intimement liée à ces évènements.
Son féminisme de terrain s’illustre par des actions concrètes, auprès des femmes défavorisées. Son assistance constitue le coeur de son ouvrage Et nous en connaissons la teneur. Précisément grâce aux témoignages que son mari Charles Lemonnier coucha sur papier pour en fare un livre, représentant par ailleurs un vibrant hommage à l’intention de celle qui créa la toute première école professionnelle pour femmes. 20 ans avant la loi Camille Sée et celle de Jules Ferry, Élisa Lemonnier anticipa les institutions pour former les filles à des métiers pratiques, afin qu’elles puissent vivre dignement de leur savoir et gagner ainsi en autonomie.
Ce qui me semblait exprimer une vérité somme toute relative, dans l’article du journal décrivant avec une diarrhée verbale le profil des ouvriers (se reporter au 3.5 Milieu ouvrier du présent article), fait écho à la considération d’Élisa Lemonnier envers ces mêmes femmes qu’elle décrit.
(...) la gaucherie et l’inhabileté du plus grand nombre firent voir combien est rare parmi les femmes de Paris le talent de la couture que chacune pourtant devrait posséder. Dès ce moment, Élisa résolut de consacrer ses efforts à l’éducation et à l’instruction des filles.
Charles Lemonnier in Élisa Lemonnier, fondatrice de la Société pour l’enseignement professionnel des femmes, P. 25, Gallica.
Mais à leur ignorance ou leur « gaucherie » constatée à son grand désarroi, elle y répond en mettant en place un dispositif destiné à leur apprendre les rudiments du métier. D’abord dès 1848, elle se rend à Paris dans le but de recueillir femmes et jeunes filles abandonnées dans la misère, par le chômage consécutif aux émeutes. Avec ses fonds propres, Élisa Lemonnier ouvre un atelier chargé d’approvisionner en matériel maisons carcérales et instituts de santé. À cette occasion, elle recrute les jeunes femmes et leur permet de bénéficier d’un salaire. C’est en observant la peine dans la maîtrise des gestes appropriés, qu’elle décide d’investir des moyens humains et financiers dans la création d’une école destinée aux femmes.
Cette démarche demanda cependant un certain délai de réflexion sur les besoins à combler. C’est ainsi qu’elle avait le souhait d’apporter aussi bien une structure d’accueil pour la formation, que pour la garde d’enfants ou l’emploi. Cela démontre à quel point, sa volonté de soulager les femmes de son époque par n’importe quel moyen était tenace. C’est finalement l’enseignement qu’elle développera. En bénéficiant d’un capital de départ et en déployant des revenus utiles au fil des années, les écoles professionnelles se multiplièrent, à la faveur du succès qu’elles rencontrèrent.
L’élan était donné, (...) ! Pendant le cours de la deuxième année, le nombre des élèves s’élevait à cent cinquante, et l’appartement de la rue de la Perle devenait trop étroit. Heureusement le zèle des dames de la société, et les ressources de l’association s’étaient accrus avec le succès ; (...). Le zèle du conseil d’administration ne s’est pas arrêté là ; plusieurs quartiers demandaient qu’on créât pour eux des écoles pareilles à la première, (...), et le 25 octobre 1864, madame Lemonnier eut la joie d’ouvrir rue Rochechouart, une seconde école, (...).
Ibid., P. 30.
En examinant de plus près le programme scolaire, on s’étonnera d’abord de la grande variété qu’offre l’institut de formation. D’autre part, le cadre dépassait le premier objectif du savoir-faire et des connaissances acquises, en invitant les élèves à faire preuve de réflexion par la rencontre et la parole (« les dames de la société ont institué des lectures hebdomadaires (…). Ces lectures, (…), donnent lieu à des causeries, où les aptitudes, les goûts, les inclinations des enfants, se révèlent, se redressent ou se fortifient. »). De plus, l’établissement d’une politique d’enseignement sans religion, initia une stricte neutralité à l’égard des filles, instaurant ainsi un esprit de confiance et de respect mutuel. Nous préciserons à toutes fin utiles qu’Élisa Lemonnier était croyante et appartenait à l’Église protestante.
Le programme des études (...) qui durent trois ans, et que suivent toutes les élèves : langue française, arithmétique, histoire, géographie, notions élémentaires d’histoire naturelle, de physique, de chimie et d’hygiène, dessin linéaire et dessin d’ornement, écriture, musique vocale. (...) cours de commerce, tenu des livres, application de l’arithmétique aux opérations commerciales ; éléments de droit commercial, cours d’anglais, cours de dessin industriel. (...) atelier de couture et de confection, atelier de gravure sur bois, un atelier de peinture sur porcelaine. Outre les cours dont on vient de parler, les dames de la société ont institué des lectures hebdomadaires qu’elles viennent faire aux élèves à tour de rôle. Ces lectures, (...), donnent lieu à des causeries, où les aptitudes, les goûts, les inclinations des enfants, se révèlent, se redressent ou se fortifient. L’éducation religieuse est scrupuleusement laissée aux familles ; l’admission d’élèves appartenant indistinctement à tous les cultes n’amène aucun trouble, les élèves pratiquent toutes le respect le plus grand pour leurs croyances respectives.
Ibid., P. 30, 31.
S’il est donc vrai que Jules Ferry institua par les organes du Pouvoir, l’école universelle et laïque, le nom d’Élisa Lemonnier doit également être mentionné dans notre mémoire collective, car c’est elle en définitive qui fonda en premier l’approche laïque de l’enseignement. Michelle Perrot a eu raison de donner à un de ses livres le titre « les femmes ou les silences de l’histoire ». Car oui, devrait-on dire, nous avons oublié Élisa Lemonnier, nous l’avons toutes et tous oubliées…
La désignation d’une actrice majeure de la scène politique, permet également de mieux saisir les objectifs du féminisme. Pauline Roland apparaît à ce titre – à l’instar d’Élisa Lemonnier – comme une pionnière sur le terrain de l’éducation et de la protection sociale des femmes.
En dépit d’une trajectoire comparable à celle d’Élisa Lemonnier, le parcours de Pauline Roland prend une tournure davantage militante et belliqueuse contre l’État. Là où l’une menait ses projets tout en respectant scrupuleusement les institutions, notamment en favorisant la paix sociale, l’autre bousculait l’ordre en multipliant les initiatives de nature à inquiéter le Pouvoir.
Au-delà de ses prises de positions en faveur du socialisme, sa contribution s’inscrit dans un domaine dépassant largement la question du féminisme. Son livre Programme d’éducation de l’Association fraternelle des instituteurs, institutrices et professeurs socialistes, propose une un nouveau modèle d’éducation, reposant sur un éveil des consciences et un développement de l’esprit. L’enfant représente non un simple élève destiné à apprendre, mais doit être considéré comme un véritable acteur de son apprentissage.
Pauline Roland G. Lefrançais – Programme d’éducation / Association fraternelle des instituteurs, institutrices et professeurs socialistes, Gallica.
1. Égalité entre filles et garçons
L’ouvrage insiste sur une instruction ouverte à la mixité. Filles et garçons devant bénéficier de la même éducation. Cette égalité de traitement indique que les femmes ne doivent pas être soumises à des rôles spécifiques.
Nous voulons que la femme, aussi bien que l’homme, soit élevée comme un être libre, raisonnable, s'appartenant à soi-même, indépendant par son travail, par son amour, par sa pensée, par son caractère, et non comme un appendice de l’homme, à jamais condamné à une fatale dépendance. Nous voulons que l'éducation ouvre librement à toutes comme à tous les carrières de l’industrie, de l’art et de la science.
Programme d’éducation – Association fraternelle des instituteurs, institutrices et professeurs socialistes, G. Lefrançais, Pauline Roland, Perot, Chap. IV, § 3, P. 7, Gallica.
2. Une éducation pour l’émancipation sociale
À partir de l’enseignement, on fournira à l’enfant tous les outils intellectuels afin que celui-ci s’épanouisse et gagne son indépendance. Des disciplines autant nombreuses que variées contribueront à façonner les femmes et les hommes en citoyens libres, disposés à bâtir une société juste et généreuse. les recommandations visent à apporter un éveil permettant aux enfants de développer une conscience sociale, afin que chacun prenne part à l’effort collectif d’une société accomplie.
Les professeurs ne doivent pas oublier un instant qu’ils ont à développer la réflexion, l’intelligence de l’élève, bien plus qu’à faire une bonne leçon. Le développement normal de l’enfant est la loi suprême, le développement normal, non de quelques-uns, mais de chacun et de tous.
Ibid., Chap. VI, avant-dernier §, P. 10, Gallica.
Le livre de Pauline Roland – et Gustave Lefrançois1 – constitue un hymne à la liberté de conscience et à l’égalité. Il invite à transcender les classes dans un esprit de tolérance et de fraternité.
Aujourd’hui, l’industrie est sainte, comme l’art, comme la science ; il ne peut plus y avoir des professions libérales, d’un côté, et des professions serviles, de l’autre. Aujourd’hui, tous les hommes, destinés à vivre à la fois dans la Liberté, l’Égalité, la Fraternité, sur une terre qui leur appartient, qu'ils ont mission d’embellir, d’améliorer et de rendre de plus en plus propre à leur usage, tous ont droit à recevoir l’éducation que comportent leurs aptitudes respectives, et le devoir de rechercher, dans sa plus haute, sa plus saine extension, cette éducation qui doit les mettre à même de remplir la vocation à laquelle chacun d’eux est appelé.
Les auteurs tiennent en effet à souligner la nécessité de briser les frontières entre bourgeois et ouvrier (« tous ont droit à recevoir l’éducation ») et à présenter l’éducation comme un droit fondamental à destination de tous. Sans que cela ne soit mentionné explicitement, on relève l’importance de la gratuité de l’école du fait même de sa vocation universelle. Pauline Roland a donc porté elle aussi l’idée d’une école universelle gratuite laïque et obligatoire. La différence avec celle de Jules Ferry tient dans la mixité des classes et des programmes communs.
1 Gustave Lefrançois, connu sous le nom de Lefrançais, a été comme Pauline Roland membre de l’Association des instituteurs et institutrices socialistes. Une vie ponctuée d’un militantisme et d’un premier métier d’enseignant, avant de connaître la débâcle suite au coup d’État de Napoléon 3. Pour l’anecdote, c’est à cette personnalité qu’est dédiée la chanson l’international. ↑
2 Les saints-simoniens étaient particulièrement sensibles aux progrès techniques. La révolution industrielle qu’a connu la France représentait donc une avancée déterminante à leurs yeux, d’où une mention régulière de ce terme, à travers leurs idées. Plus d’infos : maitron.fr. ↑
@Gallica – Louise Michel
Grâce à Louise Michel, le féminisme acquiert davantage de noblesse. Non parce qu’il se positionne face au patriarcat de la société. Mais parce qu’il intègre comme Flora Tristan ou Pauline Roland les hommes dans un combat contre l’injustice de classe.
Louise Michel assimile toujours la question des femmes à son statut social, à l’intérieur duquel on retrouvera celui des ouvriers, des pauvres, des petites gens, abandonnées au sort de leur condition. On pourra louer la présence de Louise Michel dans ma liste des grandes figures du féminisme, ou au contraire la déplorer. Pourquoi ?
D’abord en examinant le point de vue de l’intéressée à ce sujet… Louise Michel rejette sans appel le terme.
Que pensez-vous des revendications politiques féminines ? – Aberration. La femme ne doit pas réclamer sa place parmi les oppresseurs, son seul devoir est de la tenir dans la révolte.
La Presse, interview Louise Michel « Les Anarchistes à Londres », 6 décembre 1893, 2 ème colonne, Gallica.
Louise Michel incarne un engagement au profit des ouvriers, des opprimés, des oubliés. Elle cristallise le mouvement féministe à l’intérieur d’un débat plus vaste, transcendant les différences de sexe, sans pour autant omettre de défendre les femmes au nom de l’égalité. En prenant ses fonctions d’institutrice, elle refuse de prêter serment à Napoléon 3. Sa politique s’appuie en permanence sur une action aux accents révolutionnaires. Cela pose question à propos des fondements, sur lesquels repose son rejet du féminisme. Son interview publié en 1893 dénote d’ailleurs sa constante opposition à l’État.
1. Louise Michel et l’anarchisme
Aux yeux de la militante, l’État représente un obstacle permanent, car il empêche femmes et hommes d’accomplir leur vie en totale liberté. Il s’agit d’une politique basée sur l’anarchisme, lequel constituerait l’unique voie validant une autonomie complète.
Nous voulons la liberté, c'est-à-dire que nous réclamons pour tout être humain le droit et le moyen de faire tout ce qui lui plaît ; de satisfaire intégralement tous ses besoins, sans autre limite que les impossibilités naturelles et les besoins de ses voisins également respectables.
Mémoires, Louise Michel. 1886, Gallica.
Selon Louise Michel, l’anarchie constitue la seule forme politique capable de libérer l’être humain de ses contraintes. Mais en réalité, au chaos de l’anarchisme que l’on imaginerait selon des critères modernes, la révolutionnaire oppose un anarchisme structuré. Une réorganisation impliquant un nouveau modèle de société, reposant sur la solidarité et l’entraide.
La substitution, en un mot, dans les rapports humains, du libre contrat, perpétuellement révisable et résoluble, à la tutelle administrative et légale, à la discipline imposée, tel est notre idéal.`` ``Les anarchistes se proposent donc d'apprendre au peuple à se passer de gouvernement comme il commence déjà à se passer de Dieu.
Ibid.
Dans cette société rebâtie, où l’État représentait l’autorité coercitive, on propose à la place un contrat social établi sur l’égalité et la solidarité.
2. Féminisme
Malgré son rejet du féminisme en tant qu’instrument de lutte et d’expression, Louise Michel s’est illustrée en faveur des femmes. Elle a longuement donné ses sentiments à ce sujet et notamment, de son besoin d’émancipation.
Si l'égalité entre les deux sexes était reconnue, ce serait une fameuse brèche dans la bêtise humaine
Ibid., P. 103, Gallica.
Partout, l’homme souffre dans la société maudite ; mais nulle douleur n’est comparable à celle de la femme. Dans la rue, elle est une marchandise. Dans les couvents où elle se cache comme dans une tombe, l’ignorance l’étreint, les règlements la prennent dans leur engrenage, broyant son cœur et son cerveau. Dans le monde, elle ploie sous le dégoût ; dans son ménage le fardeau l’écrase ; l’homme tient à ce qu’elle reste ainsi, pour être sûr qu’elle n’empiétera ni sur ses fonctions, ni sur ses titres.
Ibid., P. 111, Gallica.
Rassurez-vous encore, messieurs ; nous n’avons pas besoin du titre pour prendre vos fonctions quand il nous plaît ! Vos titres ? Ah bah ! Nous n’aimons pas les guenilles ; faites-en ce que vous voudrez ; c’est trop rapiécé, trop étriqué pour nous.Ce que nous voulons, c’est la science et la liberté.
Ibid.
Au XIXᵉ, au fil des évolutions sociales, techniques et scientifiques, les femmes bataillent également pour occuper des postes engageant des responsabilités supérieures. C’est ainsi que la fin du siècle est marquée par une lutte continue pour l’accès aux études et aux concours réservés uniquement pour les hommes.
Si Madeleine Brès fut la première femme française diplômée en médecine en 1875, ouvrant ainsi la voie aux futures médecins de sexe féminin, la normalisation avec les hommes n’est pas pour autant acquise. Malgré le soutien de médecins influents (Wurtz, Broca), les femmes subissent une résistance institutionnelle qui ne s’estompera qu’avec le temps.
C’est dans ce contexte tendu et très incertain, que Caroline Schultze soutient une thèse de doctorat qui va justement remettre en cause les défaillances de l’institution à propos de l’exception que représentent les femmes médecin en leur sein. Le sujet de doctorat de médecine présenté en 1888 s’intitule en effet La femme médecin au XIXᵉ siècle. La candidate pose ainsi la question de la présence féminine, dans le milieu médical et de sa capacité à occuper les mêmes fonctions que son homologue masculin.
D’emblée, la candidate annonce au jury dans l’avant-propos, que sa thèse se situe en dehors du terrain d’une revendication quelconque. En d’autres termes, Caroline Schultze désamorce d’éventuelles reproches d’inspiration politique à son encontre (« La thèse que j’ai l’honneur de soutenir n’est ni un plaidoyer pour, ni un plaidoyer contre l’émancipation de la femme »). Sa thèse a pour but de passer par une approche historique. Ce qui se révèlera subtil.
En partant de l’Antiquité, puis en présentant des figures charismatiques du paysage médical remontant au Moyen Âge et au XVIᵉ siècle, Caroline Schultze démontra que la présence des femmes en médecine constitue un fait avéré. Sa thèse révèlera ainsi que la femme dépasse de loin un évènement moderne et que leur contribution dénote une présence régulière. L’étude de Caroline Schultze invalide par ailleurs la posture sociale de son époque, établissant par conséquent un non-sens historique, intellectuel ou biologique.
L’émancipation des femmes dans le milieu médical témoigne d’une remarquable effervescence. De nombreux documents nous permettent d’apprécier l’évolution des moeurs, des lois et des décisions légales ayant eu cours le dernier tiers du XIXᵉ siècle. Bien avant la remise du diplôme à Madeleine Brès, la question de la femme médecin suscita le débat. De 1866 à 1867, Madame A. Gaël établît une longue correspondance avec l’hebdomadaire l’Économiste à ce sujet. Celle-ci fut réunie dans un livre paru peu après, intitulé La femme médecin : sa raison d’être, au point de vue du droit, de la morale et de l’humanité.
A. Gaël – La femme médecin, sa raison d’être, au point de vue du droit, de la morale et de l’humanité – @ Académie nationale de médecine
Ces femmes sont toutes devenues médecins car elles avaient à coeur d’exaucer leur voeu. Comme leur collègues masculins d’ailleurs, à ceci près qu’elles devaient fournir un effort supplémentaire afin de ne pas laisser entrevoir de faiblesse, qu’on n’aurait pas hésité à leur reprocher. Leur parcours et leur réussite encouragera bientôt des centaines de femmes à suivre une voie similaire, ouvrant davantage de perspectives pour les autres corps de métier. Il s’agit d’un vaste mouvement silencieux, lent, mais décisif qui alimentera les succès du féminisme.
Même s’il s’agit dans le cas des femmes médecins d’un féminisme qui se voudra souvent conciliant, dans la mesure où elles joueront sur les qualités féminines autrement utiles à l’exercice de l’art, afin de compléter celles de l’homme. au demeurant, Madeleine Brès effectua sa thèse sur la maternité et l’enfant. Le jury la félicita à ce titre d’avoir saisi les enjeux du métier en se livrant uniquement aux enfants et aux femmes. Cela peut paraître sexiste et frustrant que même parvenue à ce niveau, on lui rappellera que malgré son titre de médecin, elle demeure une femme et devra donc se vouer à un environnement maternel. Comme en parle très justement Françoise Deherly sur Gallica, il est important de cerner les enjeux et la situation extrêmement complexe de l’époque.
Ce féminisme d’accomplissement – comme il me plaît de le nommer – doit cependant être nuancé. Ces femmes se consacreront en effet à assister les populations féminines vulnérables et dans le besoin. Notamment par l’ouverture d’une crèche que Madeleine Brès financera avec ses propres fonds, ou Blanche Edwards-Pilliet qui fonde en 1909 la Ligue des mères de famille, organisation visant à protéger les femmes et les enfants en difficulté. Cela indique que malgré leur condition de bourgeoise, elles avaient à coeur de développer des actions sociales et de mener ainsi une certaine forme de féminisme plus engageant…
Je suis surpris qu’aucune production n’ait encore pris l’initiative de dédier un film à l’une de ces femmes.
Le féminisme a connu un développement sans précédent au cours du XIXᵉ siècle. Les premiers journaux féministes apparaîtront durant cette période et les premières écoles professionnelles pour femmes contribueront à offrir une meilleure éducation à celles-ci.
De Pauline Roland à Élisa Lemonier et à Louise Michel, cela nous montre que les femmes n’ont pas attendu l’école publique libre, gratuite et obligatoire de Jules Ferry, malgré une répression du pouvoir, plus ou moins dure selon les années, les mouvements en faveur de l’émancipation débuteront à transformer profondément la société, mais il faudra patienter le milieu du XXᵉ siècle et au-delà, pour voir davantage de mesures, établissant des rapports d’égalité entre homme et femme et aboutir ainsi à des droits civiques normalisés.
Le sujet du féminisme invite à poser une question bien plus vaste. Celle de la liberté, de la place des individus en société, quelque soit leur sexe et plus globalement celle de la démocratie représentative. Malgré des progrès majeurs en terme d’égalité, est-on en faveur d’un système qui voit les élites dominer en permanence, ou pour une réelle constitution où ce n’est pas aux femmes et aux hommes politiques d’écrire les règles, mais au peuple souverain ?
🌱 Voici les livres les plus importants, qui m’ont permis de me documenter et qui sauront nourrir ta curiosité
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« Histoire des femmes en Occident, Tome 4 : Le XIXe siècle » dirigé par Georges Duby et Michelle Perrot — Un incontournable pour comprendre le contexte historique et les multiples visages du féminisme de cette époque.
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« Les femmes ou les silences de l’histoire » de Michelle Perrot — Un ouvrage passionnant qui met en lumière les voix féminines souvent ignorées de l’histoire.
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« Union ouvrière » de Flora Tristan — Découvrez le discours engagé et révolutionnaire de l’une des pionnières du féminisme social.
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« L’éducation des filles en France au XIXᵉ siècle » de Françoise Mayeur — Un regard approfondi sur l’accès à l’instruction pour les filles, un enjeu majeur de l’émancipation féminine.
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Fethi Hachemi explore la littérature et l’écriture. Il présente également des auteurs contemporains méconnus de la toile. À travers George Sand et les écrivains du XIX ème siècle, il vous invite à découvrir une époque autant révolutionnaire que bouleversante.